L'individu de la mansarde
Je suis cet homme des places des rues et avenues un parmi les mille et les cents qui passent dans la ville Je suis cet homme des métros bondés et des trains de banlieue affairé, effaré, effacé, absent aux autres parce que trop semblable aux autres, semblable aux autres parce que trop absent à soi Les grands espaces, les galops, les tornades, tous les dangers du monde, je les rêve sur les lèvres des uns je les rêve dans les yeux de beaucoup et dans les livres de très peu. Poussière dans les statistiques, code chiffré dévoré par les ordinateurs, je suis l'oublié des journaux des radios et des télés, sauf quand le piège d'un sondage me jette avec mille pareils à moi sur les tables d'analyse des sociologues, des politologues ou des marchands de soupe lyophilisée. Anonyme si parfaîtement anonyme que les bottins téléphoniques sont pleins de mes noms qui ne disent rien à personne. L'Histoire passe bruyante et dérisoire soir après soir sur mes écrans cathodiques - couleur crime, couleur météo, couleur pub, couleur guerre des autres, couleur misère d'Afrique, d'asie ou d'Amérique - l'Histoire passe et me laisse assis sur les ressorts fatigués des fauteuils pour spectateurs compassés, dépassés. l'Histoire passe et m'oublie dans les papiers administratifs des bureaux d'assurance et des compagnie du gaz et de l'électricité. L'Histoire passe mais l'Histoire viendra peut-être un jour me rafler au passage comme des milliers d'autres pour me crucifier par suprises dans des guerres refusées dans les misères du chômage ou les douleurs des grands hopitaux blancs. Je suis l'individu de la mansarde dont parle Pessoa attentif aux boutiques qu'on ouvre et aux portes qu'on ferme comptable des petits pas prudents des retraités observateur de la permanence des bancs dans les square des arbres autour des bancs et des pavés qui n'en finissent pas de quitter les arbres sans aller plus loin que le bout de la rue. La vie est ainsi faite, pour certains soierie, arc-en-ciel de soierie, chatoiement dans la trame et la chaîne, pour d'autres, un mauvais coton gris et cassant qui mène du labyrinthe à la prison ou à la morgue, et pour la plupart, brins de laine mal tricotés qu'effiloche la succession des jours. La vie est ainsi faite je n'aurais jamais voyagé plus loin que mes banlieues je n'aurais jamais été exposé aux bombes, aux attentats, aux tueurs d'élite, je n'aurais jamais escaladé l'aiguille rocheuse ni navigué jamais en solitaire je n'aurais jamais frôlé le danger ni tutoyé la mort par volonté délibérée. Pourtant, sans cesse en moi se perpétuent les crimes éclatent les émeutes meurent les enfants et souffrent les innoncents. Ces coups sourds de la violence du monde qui viennent sonner contre mes nerfs, aux creux des os, au fond des muscles, je m'y soumets démuni. Les oublier, les enfouir, vaines tentatives le monde parle trop fort. Usure de la colère Usure de la pitié. Parfois je pense à vous jeune gens qui risquez chair et os pour vous évader de nos banalités et de nos impuissances à vivre par des défis dénués de sens. Je vous dédie ces lambeaux d'emphase comme autant de tombeaux ou la futilité de notre civilisation essouflée remue encore faiblement en attendant le grand tressautement du monde qui désespére. Voyageurs, aventuriers, je vous ai vus, je vous ai crus, moi qui n'aurais jamais voyagé... A vous ces dédicaces ! Bernard Bondoux